Du texte, rien que du texte
Toute allusion à la situation présente du monde sera la bienvenue. Je cite ici Bernard Noël, poète. C'est tiré de L'Outrage aux mots (<---clic), ça a été écrit en 1975.
Il y a 31 ans.
"Et à cet instant, je comprends pourquoi il n'y a pas d'indignation possible à l'instant même où retentit le cri à la mort d'un humain que d'autres humains maltraitent : il n'y a que le saisissement froid de l'horreur, et cela ne parle ni ne se parle. Après vient la colère, la révolte, mais comment dirait-on ce cri ? Et si l'on pouvait encore le crier, quel froid - celui de la mort. La révolte nous réchauffe : elle nous fait revenir de la mort. La révolte rature la mort. La révolte agit ; l'indignation cherche à parler. Seulement, depuis le fond de mon enfance que de raisons de s'indigner: la guerre, la déportation, la guerre d'Indochine, la guerre de Corée, la guerre d'Algérie... et tant de massacres, de l'Indonésie au Chili en passant par Septembre Noir. Il n'y a pas de langue pour dire cela. Il n'y a pas de langue parce que nous vivons dans un. monde bourgeois, où le vocabulaire de l'indignation est exclusivement moral - or, c'est cette morale-là qui massacre et qui fait la guerre. Comment retourner sa langue contre elle-même quand on se découvre censuré par sa propre langue ?
Cette question, longtemps, je n'ai pas su me la formuler, et maintenant je ne trouve pas les mots pour y répondre. Non qu'il faille d'autres mots que nos mots, mais ils se disposent spontanément selon des structures qui correspondent à l'ordre moral de la société. Il y a une police jusque dans notre bouche. Pour lever la censure, il faudrait... Que faudrait-il ? En tout cas ne plus jouer le jeu. Et je crois bien porter la guerre civile en nous-même, car il n'y a pas d'autre moyen. Qu'est-ce à dire ? Un rien nous ramène à l'ordre, et parfois même l'arme que nous avions cru braquer contre lui : partout est à l'œuvre une puissance de récupération fantastique.' Et d'abord en nous. J'en sais quelque chose.
Traduit en justice pour outrages aux mœurs, j'ai voulu ne pas me défendre. J'aurais dû persévérer. Mes amis se sont émus : j'avais tort, j'ignorais quelle machine j'allais affronter, je devais faire confiance à un spécialiste, et puis il fallait que mon affaire servît d'exemple. Ainsi, peu à peu, bien que sans me prendre jamais pour une victime de la liberté d'expression, j'ai fini par croire que je servirai cette liberté en jouant le jeu du procès. L'avocat m'avait rassuré, quand, le remerciant de ne pas me demander des honoraires que d'ailleurs je n'aurais pu payer, il m'avait mis à l'aise : je ne vous défends pas vous, mais un principe. je ne me doutais pas que, dans notre société, les principes sont indéfendables puisqu'il est dans leur essence d'être des principes, et donc de ne pouvoir être mis en question. Exemple : en étranglant Maurice Audin, l'officier Charbonnier (<---clic) n'a jamais enfreint aucun principe, étant donné qu'aucun porte-parole de nos principes n'a jamais voulu le savoir.
Face au tribunal, j'ai commencé à comprendre, mais il était trop tard. Première affaire : un jeune homme accusé de proxénétisme et de vol. Ironie du président. Et malgré le vous, le ton du tutoiement. Pour finir, le claquement des menottes. Deuxième affaire : la mienne. Tout change: je suis un monsieur, je suis libre. Je suis bien défendu. Qui ne se vomirait soi-même d'être fait tout à coup si différent ? On m'interroge. Je bafouille. On me redonne la parole : j'attaque. Je veux dire pourquoi je suis là - à la suite de quelles violences de l'armée, de la police et des institutions, non seulement sur moi, mais sur mon langage. je ne me laisse pas interrompre. J'en finis. je m'assieds. J'entends l'un de mes avocats dire à un autre défenseur :
- Il avait besoin de se défouler.
Et puis la comédie commence, non pour défendre un principe, mais pour démontrer, trois ou quatre heures durant, que je suis un bon écrivain, donc un écrivain inoffensif. Et j'écoute, accusé devenu le complice de son accusation.
Il aurait fallu venir là, et seulement pousser le cri. Mais de quoi, le disant, ai-je l'air à présent - de quoi à mes propres yeux ? Tous les mots sont complices de leur contexte de la même manière que tous les opprimés sont complices de leurs oppresseurs sinon, eux qui sont la majorité, ils s'uniraient pour vaincre. L'histoire n'est que l’histoire de l'oppression. Les révolutions, finalement, n'ont jamais servi qu'à ceux qui renversent le pouvoir pour le prendre. Nous sommes dupés d'avance parce que la langue est contrôlée. La langue comme l'Etat a toujours servi les mêmes. Nous devrions nous méfier de tous ceux dont les bourgeois disent: Avec celui-là, au moins, on peut parler. Celui-là est déjà un traître, même s'il n'a pas trahi. Dans le contexte de l'ordre, on ne peut, en dialoguant avec cet ordre, que le servir. Même quand j'essayais de dire au juge mon indignation, je la trahissais. Il aurait fallu n'être là qu'un corps - l'un de ces corps que censure tout ordre moral. N'être qu'un corps, et simplement chier là, devant le président.
Chier : jusqu'à quel âge n'ai-je pas osé dire ce mot ? Et combien de gros mots ainsi interdits ? Tous les mots du corps. Le bon goût est l'un des gendarmes de la morale. Il la sert. Il la serre autour de notre gorge et sur nos yeux. Le bon goût est une façon d'accommoder d'oubli la mort des autres. Et ici même, j'éprouve mon impuissance à chasser le mien. Comment traiter ma phrase pour qu'elle refuse l'articulation du pouvoir ? Il faudrait un langage qui, en lui-même, soit une insulte à l'oppression. Et plus encore qu'une insulte, un NON. Comment trouver un langage inutilisable par l'oppresseur ? Une syntaxe qui rendrait les mots piquants et déchirerait la langue de tous les Pinochet ? J'écris. J'ai cris rentrés. Il n'y a pas de pouvoir libéral : il n'y a qu'une façon plus habile de nous baiser. A toutes les conversations au coin du feu télévisées, chacun devrait répondre par un colis de merde expédiée au grand merdeux de l'Elysée. Qui récupérerait ce langage-là ?"
Il y a 31 ans.
"Et à cet instant, je comprends pourquoi il n'y a pas d'indignation possible à l'instant même où retentit le cri à la mort d'un humain que d'autres humains maltraitent : il n'y a que le saisissement froid de l'horreur, et cela ne parle ni ne se parle. Après vient la colère, la révolte, mais comment dirait-on ce cri ? Et si l'on pouvait encore le crier, quel froid - celui de la mort. La révolte nous réchauffe : elle nous fait revenir de la mort. La révolte rature la mort. La révolte agit ; l'indignation cherche à parler. Seulement, depuis le fond de mon enfance que de raisons de s'indigner: la guerre, la déportation, la guerre d'Indochine, la guerre de Corée, la guerre d'Algérie... et tant de massacres, de l'Indonésie au Chili en passant par Septembre Noir. Il n'y a pas de langue pour dire cela. Il n'y a pas de langue parce que nous vivons dans un. monde bourgeois, où le vocabulaire de l'indignation est exclusivement moral - or, c'est cette morale-là qui massacre et qui fait la guerre. Comment retourner sa langue contre elle-même quand on se découvre censuré par sa propre langue ?
Cette question, longtemps, je n'ai pas su me la formuler, et maintenant je ne trouve pas les mots pour y répondre. Non qu'il faille d'autres mots que nos mots, mais ils se disposent spontanément selon des structures qui correspondent à l'ordre moral de la société. Il y a une police jusque dans notre bouche. Pour lever la censure, il faudrait... Que faudrait-il ? En tout cas ne plus jouer le jeu. Et je crois bien porter la guerre civile en nous-même, car il n'y a pas d'autre moyen. Qu'est-ce à dire ? Un rien nous ramène à l'ordre, et parfois même l'arme que nous avions cru braquer contre lui : partout est à l'œuvre une puissance de récupération fantastique.' Et d'abord en nous. J'en sais quelque chose.
Traduit en justice pour outrages aux mœurs, j'ai voulu ne pas me défendre. J'aurais dû persévérer. Mes amis se sont émus : j'avais tort, j'ignorais quelle machine j'allais affronter, je devais faire confiance à un spécialiste, et puis il fallait que mon affaire servît d'exemple. Ainsi, peu à peu, bien que sans me prendre jamais pour une victime de la liberté d'expression, j'ai fini par croire que je servirai cette liberté en jouant le jeu du procès. L'avocat m'avait rassuré, quand, le remerciant de ne pas me demander des honoraires que d'ailleurs je n'aurais pu payer, il m'avait mis à l'aise : je ne vous défends pas vous, mais un principe. je ne me doutais pas que, dans notre société, les principes sont indéfendables puisqu'il est dans leur essence d'être des principes, et donc de ne pouvoir être mis en question. Exemple : en étranglant Maurice Audin, l'officier Charbonnier (<---clic) n'a jamais enfreint aucun principe, étant donné qu'aucun porte-parole de nos principes n'a jamais voulu le savoir.
Face au tribunal, j'ai commencé à comprendre, mais il était trop tard. Première affaire : un jeune homme accusé de proxénétisme et de vol. Ironie du président. Et malgré le vous, le ton du tutoiement. Pour finir, le claquement des menottes. Deuxième affaire : la mienne. Tout change: je suis un monsieur, je suis libre. Je suis bien défendu. Qui ne se vomirait soi-même d'être fait tout à coup si différent ? On m'interroge. Je bafouille. On me redonne la parole : j'attaque. Je veux dire pourquoi je suis là - à la suite de quelles violences de l'armée, de la police et des institutions, non seulement sur moi, mais sur mon langage. je ne me laisse pas interrompre. J'en finis. je m'assieds. J'entends l'un de mes avocats dire à un autre défenseur :
- Il avait besoin de se défouler.
Et puis la comédie commence, non pour défendre un principe, mais pour démontrer, trois ou quatre heures durant, que je suis un bon écrivain, donc un écrivain inoffensif. Et j'écoute, accusé devenu le complice de son accusation.
Il aurait fallu venir là, et seulement pousser le cri. Mais de quoi, le disant, ai-je l'air à présent - de quoi à mes propres yeux ? Tous les mots sont complices de leur contexte de la même manière que tous les opprimés sont complices de leurs oppresseurs sinon, eux qui sont la majorité, ils s'uniraient pour vaincre. L'histoire n'est que l’histoire de l'oppression. Les révolutions, finalement, n'ont jamais servi qu'à ceux qui renversent le pouvoir pour le prendre. Nous sommes dupés d'avance parce que la langue est contrôlée. La langue comme l'Etat a toujours servi les mêmes. Nous devrions nous méfier de tous ceux dont les bourgeois disent: Avec celui-là, au moins, on peut parler. Celui-là est déjà un traître, même s'il n'a pas trahi. Dans le contexte de l'ordre, on ne peut, en dialoguant avec cet ordre, que le servir. Même quand j'essayais de dire au juge mon indignation, je la trahissais. Il aurait fallu n'être là qu'un corps - l'un de ces corps que censure tout ordre moral. N'être qu'un corps, et simplement chier là, devant le président.
Chier : jusqu'à quel âge n'ai-je pas osé dire ce mot ? Et combien de gros mots ainsi interdits ? Tous les mots du corps. Le bon goût est l'un des gendarmes de la morale. Il la sert. Il la serre autour de notre gorge et sur nos yeux. Le bon goût est une façon d'accommoder d'oubli la mort des autres. Et ici même, j'éprouve mon impuissance à chasser le mien. Comment traiter ma phrase pour qu'elle refuse l'articulation du pouvoir ? Il faudrait un langage qui, en lui-même, soit une insulte à l'oppression. Et plus encore qu'une insulte, un NON. Comment trouver un langage inutilisable par l'oppresseur ? Une syntaxe qui rendrait les mots piquants et déchirerait la langue de tous les Pinochet ? J'écris. J'ai cris rentrés. Il n'y a pas de pouvoir libéral : il n'y a qu'une façon plus habile de nous baiser. A toutes les conversations au coin du feu télévisées, chacun devrait répondre par un colis de merde expédiée au grand merdeux de l'Elysée. Qui récupérerait ce langage-là ?"
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